Pierre Fourny et les objets
Sur scène, Pierre Fourny pratique la manipulation d’objets, de manière brute.
Pour servir cette pratique, il a mis au point une machine miroir, offrant aux spectateurs plusieurs points de vue sur ses mains et les objets qu’elles manipulent.
Il pose l’étrange hypothèse que dans nos mains, les objets seraient comme des mots dans une phrase, susceptibles de créer un sens « non entendu ».
Pierre Fourny, la FAQ
Foire aux questions, Annexe à une biographie improbable
Sources d’inspiration et influences
- Stuart Sherman, artiste états-unien (1945-2001), d’abord homme de textes, il se consacrera à un travail plastique, scénique et vidéo mettant en question langage visuel et verbal,
- La poésie classique chinoise,
- Les langues arabes,
- Les cours/voix/présences de Jacques Lacan, psychanalyste et Roland Barthes, sémiologue,
- Les lectures de Marshall McLuhan (La Galaxie Gutenberg), d’André Leroi Gourhan (Le Geste et la Parole)…
Ses auteurs et lectures remarquables
- Bruno Latour, sociologue
- Stanislas Dehaene, neuroscientifique
Ses appartenances et filiations
- Le théâtre d’objet
- La non-danse
- La poésie concrète
- Les jeux verbaux entre traditions populaires (rébus, calembours…) et pratiques savantes, à contraintes (OULIPO…)
- et pourquoi pas Alice au pays des merveilles, de Lewis Caroll pour son onirisme, ses inversions, ses jeux verbaux (le récit en moins)… la référence revient sous la plume de différents journalistes.
Ses proximités contemporaines
Les 24 grotesque manipulations de Tim Spooner
Des mots-cles
A défaut de « saisir » (définir, c’est aussi enfermer), on peut toujours conscrire. Ces quelques mots d’usages, comme pour mieux s’approcher.
Spectacle | micro-spectacle | manipulation d’objets du quotidien | manipulation d’images du quotidien, manipulation de mots écrits, exploration des langages, désarticulation des signes | fabrication de sens | non-verbal | non-narratif | rimes visuelles | travaux manuels | poésie pragmatique | bricolage/économie de moyens | jeux | déconstruction | contemplation | minimalisme/économie de moyens | obsession joyeuse | gravité enfantine | passages | écarts/failles | perceptions
Les Archéologues en Jeu
Pierre Fourny a proposé à cinq archéologues de s’essayer à la manipulation d’objets, telle qu’il la pratique lui-même.
motifs d’une rencontre
Notre réflexion sur les origines du langage nous a conduits assez spontanément à penser aux premiers hommes, puis aux premiers outils. Cela a vite éveillé chez nous le désir d’une rencontre avec des archéologues. Le fait-même qu’ils usent de leur main pour travailler et, comme l’explique à l’envi Pierre Fourny, le fait qu’ils ramènent du passé, dans le présent, et qu’ils lui inventent un futur (en le conservant) ne pouvait manquer également de nous titiller. C’est dans cet état d’esprit absolument aventureux que nous avons initié une rencontre. La curiosité, la générosité, la patience avec laquelle nous avons été reçus et écoutés à déterminer la suite du projet.
chronologie
- le 28 mai 2014, première rencontre dans les locaux de l’Inrap à Soissons avec les archéologues Bruno Robert et Ginette Auxiette,
- le 27 juin 2014, présentation de notre projet devant les chercheurs de l’unité mixte de recherche Trajectoires, (CNRS/Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne/Inrap), à Nanterre, à la recherche de participants,
- le 11 juillet 2014, rencontre à Arles avec Jean-Paul Demoule, archéologue, professeur à l’Université de Paris 1 et ancien président de l’Inrap,
- le 7 avril 2015, séance de tournage avec l’archéologue et tailleur de silex Miguel Biard (Inrap), à Rouen,
- les 9 et 10 avril 2015, au centre de conservation, d’étude et d’archéologie de Soissons, stage de 2 jours de manipulation d’objets, avec les archéologues Ginette Auxiette, François Malrain, Bruno Robert, Louis Hugonnier (Inrap), Jérôme Dubouloz (CNRS),
- le 19 mai 2015, tournage avec Ginette Auxiette et Bruno Robert au CCEA de Soissons et dans les locaux de l’Inrap,
- le 21 mai 2015, visite du centre Antoine Vivenel à Compiègne au côté de François Malrain (Inrap),
- le 30 juin, visite et tournage sur le chantier de fouille de Missy-sur-Aisne au côté de Bruno Robert et Yves Naze (Inrap).
Des routes ? Déroutes !
La recherche, l’expérimentation, la fabrication de sens… est un chemin sinueux. Sans dessus dessous. Clin d’oeil.
pourquoi une rencontre avec des archéologues ?
Maintenant le passé,
cette injonction portait en elle-même une adresse à l’archéologie. Un billet du passé vers le présent, pour se connaître, se reconnaître dans ce qui réapparaît du passé… un saut par dessus un temps écoulé, sans que rien ne se soit passé, pour que quelque chose passe du passé…
Main
tenant le passé,
ce titre-rébus, qui sert d’icône au projet, s’applique singulièrement au travail de l’archéologue, qui, littéralement, par le truchement des objets anciens qu’il saisit, tient en main le passé qu’il « fabrique » pour nous, êtres humains (les archéologues préféreront ici le mot « interpréter » que « fabriquer »).
Archéologues et artistes ont ici accepter de mettre en parallèle, de manière expérimentale et ludique, la manipulation des objets du passé, pour les premiers avec un processus de création fondé sur la manipulation d’objets du quotidien pour les seconds. Or ces deux processus relèvent tous deux de la fabrication du sens : construction d’un récit, correspondant aux conclusions que l’archéologue peut tirer de l’étude des objets du passé de l’humanité, et construction de séquences, fictions spectaculaires, à partir d’objets contemporains pour l’artiste.
L’archéologue, en saisissant les objets, leur confère cette possibilité d’un passé, possibilité commençant à l’instant où leur main a saisi l’objet ; il construit aussi le futur archéologique de l’objet, son trajet de “conservation”. Mais son rôle est aussi de fabriquer, reconstruire, le passé qu’une autre main humaine, il y a parfois des milliers d’années, a conféré à cet objet : la main de l’archéologue n’est pas la première à passer par là. La main de l’archéologue pose une sorte de dérivation, bifurcation, sur le destin de l’objet saisi, un nouveau futur, relativement à la destination donnée par la main de l’homo sapiens qui le tint (et le lâcha…). L’objet ne fera plus ce qu’une première fois il avait été destiné à faire : il “dira” désormais, dans une vitrine, une communication, ce qu’il avait été destiné à faire, après la longue période d’oubli (retour au présent) s’achevant pas l’invention de l’archéologue. L’objet devient le sujet d’un récit, un récit scientifique.
L’artiste manipulateur, en saisissant les objets du quotidien, produit cette même dérivation, bifurcation, dans la destination de l’objet. Sa main en poussant les objets dans une fonction de mot (puisque les objets vont se mettre à exister les uns en fonction des autres et non pas seulement en fonction de leur destination première, leur fonction propre d’outil, d’accessoire, fonction qu’ils ne perdent aucunement d’ailleurs), la main de l’artiste, donc, inscrit les objets dans un autre passage, une autre mémoire, un futur inconnu… fiction… une échappée voisine, dans la forme, à celle que produit la main de l’archéologue, avec des procédures, des choix, certes différents. Mais une échappée qui aboutit elle aussi à une forme de récit, poétique lui.
Enfin, les archéologues sont, en partie, détenteurs des hypothèses portant sur la fonction de la main dans l’apparition du langage humain, avant même que celui-ci migre vers les organes de la phonation, qu’il aurait investi, seulement dans un second temps, comme par contamination des gestes de la main (ce que semble devoir confirmer certains neuro-scientifiques aujourd’hui).
Pierre Fourny – metteur en scène, ALIS
A vous de jouer !
Pour manipuler des objets à la manière de Pierre Fourny,
un document d’instructions… à télécharger!
Les reflets de la machine miroir
Pour utiliser la machine-miroir, on se rend dans le laboratoire de Pierre Fourny, on s’y plonge dans une calme pénombre, et on suit la règle du jeu, un peu comme chez un psychanalyste… On déverse sur une immense table le contenu de deux énormes valises noires : des milliers de petits objets et de matériaux hétéroclites accumulés par Pierre et dormant là en attendant d’être choisis par un éventuel manipulateur… Dans le bazar étalé sur la table, il faut choisir cinq objets, « sans réfléchir, dit Pierre, laisse tes mains choisir, tu as cinq minutes.» S’il était moins concret ou moins malin, peut-être lancerait-il abruptement un « laisse ton inconscient choisir »… De toute façon, il n’y a littéralement pas le choix : il y a trop d’objets et l’articulation d’un choix selon une pensée utilitaire tuerait toute possibilité d’action. Alors rapidement : choisir 5 objets parmi un millier (5 minutes) ; puis, dans son coin, expérimenter les possibilités des 5 objets (10 minutes) ; enfin, passer derrière la machine miroir et y créer une séquence (5 minutes) ou pour le dire autrement un petit spectacle pour un unique spectateur…
Dans le langage de Pierre, les possibilités des objets sont les actions que les objets eux-mêmes appellent, par leur forme, par leur nature, par leur matière, et les rapports possibles entre eux – et non le sens ou les rapports narratifs que le manipulateur déciderait de leur octroyer au préalable. Une séquence est donc le fruit de ces possibilités articulées dans l’espace (les miroirs utilisés par le manipulateur et les reflets vus du seul spectateur) et dans le temps (partagé par un manipulateur et un spectateur).
Mais au fond, le plus important, c’est qu’en maîtrisant l’espace et le temps, ce que la règle du jeu vise, c’est l’empêchement de la maîtrise du sens par la pensée consciente… En d’autres termes, on pourrait dire que l’objectif de la machine-miroir, c’est de bannir la psychologie de la scène !
Parce que la machine-miroir, c’est une scène, c’est un lieu d’où l’on voit et d’où ce que l’on fait est vu, et qui laisse apparaître comme au fond d’une boule de cristal, les images fugaces jaillies d’un inconscient au travail… Musset parlait de son « théâtre dans un fauteuil », Pierre Fourny pourrait parler de son « théâtre dans un divan »…
Nathalie Garraud
metteur en scène
compagnie Du Zieu